Tuesday, July 8, 2014

Introduction à la Théorie de Galois

Cet article de blog a pour but d’introduire l’esprit de la théorie de Galois à partir d’un exemple simple : l’injection de l’ensemble des réels dans l’ensemble des complexes d’où on tire la mise en évidence du groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$. 

Il est mieux, pour comprendre l’article, d’avoir déjà en tête quelques notions de théorie des groupes – ce qu’est un groupe, un sous-groupe (voir ici et ici) – et de théorie des corps – essentiellement, ce qu’est un corps commutatif (voir ici). Sans cela, c’est plus difficile, mais pas impossible : l’effort a été fait de résumer ces notions à leur strict minimum et à leur intuition mathématique.
Des notions sur les injections – surjections – bijections sont également recommandées (cf. par exemple ici).

Les corps réels et complexes


On admet l’existence de l’ensemble $\mathbb{R}$ des nombres réels. C’est un ensemble de nombres qu’ « on peut » additionner, soustraire, multiplier et diviser (sauf par zéro), au sens où l’addition, la soustraction, la multiplication et la division de deux réels donne un réel.
Ce n’est pas le cas pour tous les ensembles. Par exemple, considérant $\mathbb{N}$, l’ensemble des entiers naturels 0,1,2, etc., quand on additionne deux éléments de $\mathbb{N}$, on obtient un autre élément de $\mathbb{N}$, mais la soustraction n’est par exemple pas toujours possible – prendre par exemple l’opération « 1-6 » dans $\mathbb{N}$ : elle est impossible.
Pour résoudre ce problème de soustraction, il a fallu introduire $\mathbb{Z}$, l’ensemble des entiers relatifs. Notons alors qu’on « peut » additionner, soustraire et multiplier dans $\mathbb{Z}$ tout en restant dans $\mathbb{Z}$, mais qu’on ne peut en revanche pas diviser. Par exemple, il est impossible d’effectuer l’opération « 1/3 » dans $\mathbb{Z}$.
Pour pallier ce problème de division, on a alors introduit l’ensemble $\mathbb{Q}$, ensemble des nombres rationnels, comme l’ensemble des fractions de nombres entiers. Cette fois, il est possible d’additionner, soustraire, multiplier et diviser (sauf par zéro) dans $\mathbb{Q}$.

Un tel ensemble est appelé un corps. Nous venons de voir au passage que $\mathbb{Q}$ est le plus « petit » corps possible : partir de 1 nous oblige à construire $\mathbb{N}$, puis le problème de soustraction nous pousse à $\mathbb{Z}$ et le problème de division, à $\mathbb{Q}$.

L’ensemble $\mathbb{R}$ des nombres réels est donc un corps qui contient $\mathbb{Q}$ : on dit que c’est une extension du corps $\mathbb{Q}$.
De même, l’ensemble $\mathbb{C}$ des nombres complexes est un corps qui contient $\mathbb{R}$ : on le construit classiquement en « ajoutant » un axe imaginaire pur « semblable » à $\mathbb{R}$ contenant ce nombre particulier qu’est « i ». Un nombre complexe s’écrit alors $x+iy$ avec $x,y\in\mathbb{R}$ : $\mathbb{C}$ est alors lui aussi une extension de $\mathbb{R}$.

Le groupe des morphismes de corps de $\mathbb{C}$ dans $\mathbb{C}$.


On appelle morphisme de corps une application qui « préserve » les opérations d’addition, de soustraction, de multiplication et de division entre les deux corps. Par exemple, un morphisme de corps de $\mathbb{R}$ dans $\mathbb{C}$ est une application $\phi$ de $\mathbb{R}$ dans $\mathbb{C}$ qui vérifie, pour tous nombres réels $x,y$ :
                $\phi(x+y) = \phi(x) + \phi(y)$
                $\phi(x-y) = \phi(x) - \phi(y)$
                $\phi(x\times y)= \phi(x)\times\phi(y)$
                pour $y\neq 0$, $\phi(x/y) = \phi(x)/\phi(y)$

Dans la suite, nous allons considérer uniquement des morphismes de corps entre $\mathbb{C}$ et lui-même.

Le lecteur pourra vérifier que la composée $\phi\circ\phi’$ de deux morphismes de corps $\phi,\phi’$ de $\mathbb{C}$ dans lui-même reste un morphisme de corps : la compatibilité avec les opérations passe « au travers » de $\phi’$, puis « au travers » de $\phi$ ; par exemple, pour tous $x,y\in\mathbb{C}$, le cas de l’addition donne :
                $$ (\phi\circ\phi’)(x+y) = \phi(\phi’(x+y)) = \phi(\phi’(x)+\phi’(y)) = \phi(\phi’(x)) + \phi(\phi’(y))$$
d’où on tire
                $$ (\phi\circ\phi’)(x+y) = (\phi\circ\phi’)(x) + (\phi\circ\phi’)(y) $$

Une autre propriété fondamentale d’un morphisme de corps entre $\mathbb{C}$ et lui-même est son caractère bijectif. La justification de ce fait est plus ardue et nous ne forcerons pas le lecteur non initié à l’algèbre générale à la comprendre. L’injectivité provient du fait que le noyau en est trivial : si $x\in\mathbb{C}$ vérifie $x\neq 0$ et $\phi(x)=0$, alors on a $\phi(x/x) = \phi(1)=1$ or $\phi(x/x) = \phi(x)\times\phi(1/x) = 0$ donc $1=0$ ce qui est impossible (1).

La surjectivité est un peu plus délicate et nous conseillons au lecteur moins averti de passer ce paragraphe, demandant un peu plus de pratique sur la théorie des corps. La surjectivité d’un morphisme de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même provient du fait que l’image de tout morphisme de corps de $\mathbb{C}$ dans $\mathbb{C}$ est un corps algébriquement clos contenu dans $\mathbb{C}$ : ce ne peut donc être que $\mathbb{C}$. En effet, tout polynôme de degré $\geq 2$ sur $\mathbb{C}$ a une image par $\phi$ qui est un polynôme de même degré dans $\mathbb{C}$. Ce polynôme admet au moins une racine dans $\phi(\mathbb{C})$, ce qui montre bien le caractère algébriquement clos de $\phi(\mathbb{C})$.

Ainsi, les morphismes de corps de $\mathbb{C}$ forment un ensemble d’applications bijectives stables par composition. De même l’application inverse de tout morphisme de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même est toujours un morphisme de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même. Le lecteur curieux pourra le vérifier à titre d’exercice.

On dit alors que l’ensemble des morphismes de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même forment un groupe pour la loi de composition des applications.

Le groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$


Le groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$, noté $Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$ est l’ensemble des morphismes de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même qui, restreints à $\mathbb{R}$, sont l’application identité. C’est un sous-groupe du groupe des morphismes de $\mathbb{C}$ dans lui-même, puisqu’on conserve la stabilité par composition :
                la composée de deux applications dont la restriction à $\mathbb{R}$ est l’identité reste une application dont la restriction à $\mathbb{R}$ est l’identité
et aussi la stabilité par élément inverse :
                l’application inverse d’une bijection de $\mathbb{C}$ dans $\mathbb{C}$ se comportant comme l’identité sur $\mathbb{R}$ se comporte toujours comme l’identité sur $\mathbb{R}$.
Ces deux remarques justifient ainsi la terminologie de groupe.

Par exemple, l’application identité de $\mathbb{C}$ dans lui-même est un morphisme de corps et, évidemment, il agit comme l’identité sur $\mathbb{R}$. C’est donc un élément du groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$.

La conjugaison complexe en est aussi un exemple. Le caractère de morphisme de corps provient directement des identités qu’on connaît sur la conjugaison complexe, à savoir, pour tous $z,z ‘\in\mathbb{C}$ :
                $\overline{z+z’} = \overline{z} + \overline{z’}$
                $\overline{z\times z’} = \overline{z} \times \overline{z’}$
                $\overline{-z} = -\overline{z}$
Si $z\neq 0$, $\overline{1/z} = 1/\overline{z}$
De plus, le conjugué d’un nombre réel est ce même nombre réel, ce qui montre que la conjugaison complexe agit comme l’identité sur $\mathbb{R}$. Tout ceci montre que l’application $z\mapsto \overline{z}$ définie de $\mathbb{C}$ dans lui-même est un élément du groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$.

Nous venons donc de donner deux éléments du groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$ ; le fait remarquable est que ce sont les deux seuls. Le groupe de Galois se résume donc à deux éléments que nous appelons $id$ et $conj$. On note, de plus, que $conj \circ conj = id$ ce qui permet de dire, pour les aficionados de théorie des groupes, que le groupe $Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$ est un groupe (commutatif) naturellement isomorphe à $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$. Les professionnels de la théorie de Galois disent simplement que
$$ Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R}) = \mathbb{Z}/2\mathbb{Z} $$

Justification du résultat
On sait déjà que la conjugaison et l’identité sont dans le groupe $Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$, il nous suffit alors de montrer que ce groupe se réduit à ces deux éléments.
Soit $\phi\in Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$. Comme $\phi$ est l’identité sur $\mathbb{R}$, l’image du polynôme $X^2+1$ par $\phi$ est $X^2+1$. En particulier, $\phi(i)$ est une racine du polynôme $X^2+1$, c’est donc $i$ ou $-i$.
Si $\phi(i) = i$, alors on note que pour tous $x,y\in\mathbb{R}$, on a $\phi(x+iy)=x+iy$ donc $\phi = id$.
A l’inverse, si $\phi(i)=-i$, alors pour tous $x,y\in\mathbb{R}$, on a $\phi(x+iy)=x-iy$ donc $\phi = conj$.
Ainsi, on a $ Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R}) \subset \{id,conj\}$, ce qui conclut la preuve.

Principe général de la correspondance de Galois


De la même manière, il est possible de définir le groupe de Galois d’un corps quelconque $L$ sur un sous-corps $K\subset L$ comme le groupe des automorphismes de corps de $L$ (2) qui agissent comme l’identité sur $K$. C’est bien un groupe mais, dans le cas général, sa description est bien plus complexe que celle du groupe $Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$ : un pan important de la recherche moderne en théorie des nombres s’intéresse à la description et à la classification des groupes de Galois des corps.

Pour un corps donné $K$, le théorème de Steinitz affirme qu’il existe un sur-corps $\Omega$ qui est algébriquement clos (3). Ainsi, il existe un plus petit corps $K^{cl}$ qui contienne $K$ et qui soit algébriquement clos – par exemple : l’intersection de tous les corps algébriquement clos qui contiennent $K$ : comme il en existe au moins un, d’après le théorème de Steinitz, alors cette intersection a un sens. Une telle extension $K^{cl}$ est unique à isomorphisme près ; il s’agit de la clôture algébrique de $K$. Par exemple la clôture algébrique de $\mathbb{Q}$ ou de $\mathbb{R}$ est $\mathbb{C}$.

La correspondance de Galois s’intéresse au groupe de Galois $Gal(K^{cl}/K)$. Plus précisément, elle affirme qu’il existe une bijection entre :
                les extensions galoisiennes (4) du corps $K$ « comprises » entre $K$ et $K^{cl}$
                les sous-groupes distingués (5) du groupe $Gal(K^{cl}/K)$

Plus précisément, si $H$ est un sous-groupe distingué de $Gal(K^{cl}/K)$ alors le corps « correspondant » à ce sous-groupe est l’ensemble des éléments du corps $K^{cl}$ invariants par les morphismes du groupe $H$. Notant $K^{H}$ cet ensemble, on a par ailleurs l’égalité de groupes $Gal{K^{cl}/K^{H}} = H$. Réciproquement, si $L$ est une extension galoisienne du corps $K$, alors le groupe de Galois $Gal(K^{cl}/L)$ de $K^{cl}$ sur $L$ est un sous-groupe distingué du groupe $Gal(K^{cl}/K)$.

Ainsi, toute étude d’une extension de corps peut être transformée, par correspondance de Galois, en un problème de théorie des groupes. Parfois, il peut être plus pratique de décomposer un groupe qu’étudier un corps dans son ensemble.

La correspondance de Galois sur $\mathbb{R}$, sur $\mathbb{Q}$ - pour aller plus loin


Nous avons vu que le groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$ était très simple, puisqu’il s’agit de l’ensemble $\{id,conj\}$ (ou de $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$ pour les férus de théorie des groupes). Or, ce tout petit groupe n’admet aucun sous-groupe distingué hormis le groupe trivial $\{id\}$. Cela nous montre qu’il n’y a aucune extension galoisienne de $\mathbb{R}$ qui soit strictement comprise entre $\mathbb{R}$ et $\mathbb{C}$.

En revanche, cette simplicité ne se retrouve pas sur le groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{Q}$ : celui-ci est beaucoup plus touffu et la description de sa structure est hors de propos. Des pans entiers des mathématiques modernes s’intéressent à la description d’extensions intermédiaires via leurs groupes de Galois. C’est dans ce cadre qu’a pu être démontré, notamment et avec un arsenal conséquent, le fameux Dernier Théorème de Fermat.

Pour les lecteurs intéressés et avertis, nous conseillons l’examen des extensions quadratiques, menant à la résolution du problème de la constructibilité à la règle et au compas par le théorème de Wantzel et les tours quadratiques de longueur finie sur $\mathbb{Q}$. Dans ce cadre précis, le cas des polygones réguliers, réglé par le théorème de Gauss-Wantzel, est un cas intéressant d’utilisation de la correspondance de Galois dans les extensions cyclotomiques (voir par exemple ici).

Sunday, March 2, 2014

A quoi ça sert ... la théorie des groupes.

Dans une série intitulée "A quoi ça sert", dont le but est d'exposer des domaines ou des "applications" scientifiques dans lesquelles certaines notions a priori théoriques se révèlent décisives, voici aujourd'hui une publication sur la théorie des groupes.

La notion de groupe, vieille du XVIIIème siècle et les célèbres Disquisitiones Arithmeticae de C. F. Gauss, a connu des développements considérables depuis. Si la théorie des groupes présente de nombreux développements en elle-même (via notamment les travaux de Burnside et de Jordan), elle a en outre permis de développer d' "autres" géométries (hyperboliques, projective, etc.), plus adaptées que la géométrie euclidienne "classique" pour la description de certains phénomènes. Elle a aussi permis d'innombrables avancées décisives en théorie des nombres (par les travaux de Frobenius et Weyl notamment) et de préciser de manière essentielle la théorie de la relativité - restreinte par le groupe des transformations de Lorentz et générale par la théorie des groupes et algèbres de Lie.

Après quelques rappels sur la notion de groupe nous nous contenterons d'aborder la théorie des groupes sous l'angle de la géométrie et du lien profond qui existe avec l'idée de symétrie.

1. Quelques éléments sur la notion de groupe

En mathématiques, un groupe désigne un couple formé d'un ensemble G d'objets et d'une loi de composition interne $\star$, autrement dit d'une opération qui combine deux objets de G (dans un certain ordre) pour en donner un autre.

Pour être un groupe, il faut de plus que l'ensemble et la loi vérifient quelques propriétés :
- associativité : pour tous objets g, g' et g'' de G, on a $(g\star g')\star g'' = g\star (g'\star g'')$, autrement dit l'ordre des opérations importe peu
- existence d'un élément neutre : il existe un élément particulier e dans G tel que pour tout objet g de G, on ait $e\star g=g\star e=g$.
- inversibilité des éléments : pour tout objet g de G, il existe un objet g' tel que $g\star g'=g'\star g=e$.

Par exemple, prenant pour G l'ensemble des entiers relatifs et pour $\star$ la loi d'addition classique, on a trouvé un groupe dont l'élément neutre est 0 : tout entier relatif admet un inverse pour l'addition, qu'on appelle plus usuellement l'opposé. Enfin, l'associativité de la loi "+" est claire : (1+2)+3=1+(2+3) comme chacun sait. Dans $G=\mathbb{Z}$, on remarque qu'on a en plus $m+n=n+m$, autrement dit que l'addition est une loi commutative en plus d'être associative. La commutativité de la loi change fondamentalement la structure du groupe auquel elle se rattache.

Autre exemple de groupe commutatif (on dit aussi abélien, en hommage au mathématicien éponyme) : l'ensemble des nombres réels non nuls, noté $\mathbb{R}^*$, muni de la loi de multiplication. L'associativité est claire : $\pi \times (e\times 0.5) = (\pi\times e)\times 0.5$, de même que la commutativité : $\sqrt{2}\times 3 = 3\times \sqrt{2}$. L'élément neutre est, cette fois, 1 (multiplier par 1 ne change pas la valeur d'un nombre) et tout élément réel non nul est inversible : $\pi \times\dfrac{1}{\pi}=\dfrac{1}{\pi}\times\pi =1$.

Remarque : un exemple de groupe non commutatif
Pour trouver un exemple de groupe non commutatif, on est obligé de faire appel à des types d'ensembles plus élaborés. Prenons par exemple l'ensemble des fonctions de $[0,1]$ dans $[0,1]$ et restreignons-nous à celles qui sont bijectives : notons cet ensemble B. Alors chaque fonction $f$ de ce type admet une bijection réciproque, notée $f^{-1}$ et qui vérifie $f\circ f^{-1} = f^{-1}\circ f=id$, $id$ étant la fonction de $[0,1]$ dans lui-même, qui à $x$ associe $x$. Avec B muni de la loi de composition des fonctions, on sent qu'on tient là une structure de groupe dont l'élément neutre est, justement, id.
Nous prétendons alors qu'un tel groupe n'est pas commutatif. Pour cela, il suffit de considérer la fonction $f:x\mapsto(1-x)$ et $g:x\mapsto x^2$ : notons que ces deux fonctions sont des bijections de $[0,1]$ dans lui-même, de réciproques respectives $f^{-1}=f:x\mapsto(1-x)$ ($f$ étant son propre inverse pour $\circ$, on dit qu'elle est une involution) et $g^{-1}:x\mapsto\sqrt{x}$.
Alors on remarque que pour tout $x\in[0,1]$, on a$f\circ g(x)=f(x^2)=1-x^2$ et $g\circ f(x)=g(1-x)=(1-x)^2$, d'où les fonctions $g\circ f$ et $f\circ g$ diffèrent. Le groupe des bijections de $[0,1]$ dans lui-même, muni de la loi de composition $\circ$, n'est alors pas commutatif.
 

2. Déterminer la structure d'un groupe : le quotient


Un groupe est un objet à la fois simple et compliqué : simple, car doté d'une seule loi, sans topologie a priori, et extrêmement élémentaire ; compliqué car c'est un objet abstrait, aride du fait de son peu de caractéristiques.

En mathématiques, quand on tombe sur un groupe, on souhaite en général comprendre sa structure, c'est-à-dire essayer de le "décomposer" comme une "somme" d'organes plus simples, reliés les uns aux autres, afin d'en comprendre le fonctionnement. Par groupe "simple", on entend en général les exemples cités plus haut ($(\mathbb{Z},+), (\mathbb{R}^*,\times)$ pour les groupes commutatifs infinis) et d'autres, plus complexes (le groupe symétrique ou les groupes cycliques $(\mathbb{Z}/n\mathbb{Z})$, voire les groupes orthogonaux, unitaires, symplectiques pour les matrices), tous correspondant à des "phénomènes physiques", comme nous le verrons plus loin.

Pour décomposer un groupe, les mathématiciens ont essentiellement une arme à leur disposition : le quotient. Le quotient consiste à déterminer des sous-ensembles du groupe de départ qui sont, eux aussi, des groupes. Par exemple, dans ($\mathbb{Z},+$), l'ensemble des entiers relatifs muni de l'addition, le sous-ensemble des entiers relatifs pairs est encore un groupe quand on le munit de l'addition : on le note $2\mathbb{Z}$, comme l'ensemble des multiples de $2$. De même, dans ($\mathbb{R},\times$), le sous-ensemble formé des seuls éléments 1 et (-1) est encore un groupe quand on le munit de la multiplication. Deux tels sous-ensembles, dans leur groupe respectifs, sont appelés des sous-groupes.

Dans ces conditions, quotienter $\mathbb{Z}$ par son sous-groupe $2\mathbb{Z}$, c'est réunir en un seul élément tous les éléments de $\mathbb{Z}$ qui sont égaux, à un multiple de $2$ près. En quotientant, on décrète alors que 2 et 8 sont un seul et même élément, puisqu'ils diffèrent de 6, qui est un multiple de 2. De même, -3 et 127 sont décrétés identiques puisque leur différence est égale à 130, qui est un multiple de 2. On voit alors que par une telle opération, on a décrété que tout entier relatif était soit "égal" à 0, soit "égal" à 1. Ainsi, $\mathbb{Z}$ quotienté par $2\mathbb{Z}$ est un tout petit ensemble qui se résume à $0$ et $1$.

De même, quand on quotiente $\mathbb{R}^*$ muni de la multiplication par le sous-groupe $\{1,-1\}$, on tombe sur $\mathbb{R}^*_+$, l'ensemble des réels strictement positifs.

La notion de quotient se généralise à des groupes plus complexes, non commutatifs, et tout l'intérêt de l'idée de quotient est d'adapter la loi du "grand" groupe à l'ensemble quotient ainsi déterminé de manière à en faire, lui aussi, un groupe. Dans le cas d'un groupe commutatif, ça se passe assez bien ; en revanche, dans un groupe non commutatif, il faut que le groupe par lequel on quotiente (dans l'exemple, $2\mathbb{Z}$) vérifie quelques propriétés supplémentaires sans lesquelles on ne peut "transmettre" la structure de groupe au quotient.

Parfois, en quotientant certains groupes non commutatifs par des sous-groupes bien choisis, on tombe sur un quotient qui est un groupe commutatif : c'est en cela que le quotient est une arme pour comprendre la structure d'un groupe a priori complexe, car un groupe commutatif est plus simple à caractériser qu'un groupe non commutatif.

Par exemple, pour les férus d'algèbre, il existe un théorème de structure caractérisant tout groupe commutatif fini, et qu'on pourra par exemple trouver ici.

3. Une compréhension géométrique de la notion de groupe : l'action de groupe

L'action de groupe est un concept qui intéresse bien au-delà des mathématiques et qui permet parfois de comprendre le concept de groupe grâce à des illustrations bien concrètes.

Prenons par exemple un cube sans motifs, totalement neutre, sans motifs sur les faces, et faisons-le tourner avec la contrainte suivante de ne pas changer globalement sa position dans l'espace. Autrement dit, si vous prenez une photo avant et une photo après, vous ne voyez pas de différence.

Par exemple, si vous tournez votre cube de 90° autour d'un axe vertical, vous n'avez visuellement rien changé. Il en est de même si vous le tournez de 90° dans l'autre sens, si vous le tournez de 180° suivant un axe vertical, si vous le symétrisez par rapport à un plan horizontal perpendiculaire, etc. Il existe de nombreuses façon de le tourner "sans rien changer".

Nous envoyons volontiers le lecteur ici, pour de sympathiques infographies faisant tourner les solides sur eux-mêmes.

Nous prétendons que l'ensemble des transformations abstraites que vous appliquez à votre cube "sans qu'il ne change apparemment", transformations que vous pourriez en toute généralité aussi appliquer à votre canapé, votre table, votre verre, mais en les changeant, eux, en apparence, cet ensemble de transformations est un groupe dont l'élément neutre est la transformation neutre qui consiste à ne rien faire.

En mathématiques, on dit que ce groupe agit sur votre cube en le laissant globalement invariant. Pour la culture, ce groupe porte un nom : il s'appelle groupe des isométries invariantes du cube. Il se compose plus précisément de 24 rotations, qui, composées avec la symétrie centrale par rapport au centre du cube, donnent au total 48 isométries (24 isométries directes, c'est-à-dire basées uniquement sur des rotations de l'espace, et 24 isométries indirectes, c'est-à-dire utilisant un et un seul "effet miroir" ou "symétrie planaire").
Les 24 rotations ou isométries directes s'organisent autour des axes suivants :
- les 3 axes passant par les centres de 2 faces opposées : chaque axe s'associe à 3 rotations non triviales - d'angle 90°, 180° et 270° : cela donne 9 rotations
- les 4 axes passant par des sommets opposés du cube : chaque axe s'associe alors à 2 rotations non triviales - d'angle 120° et 240° : cela donne 8 rotations
- les 6 axes passant par les milieux de deux arêtes opposées : chaque axe s'associe alors à 1 rotation non triviale - d'angle 180° : cela donne 6 rotations
et enfin, l'identité, ou rotation d'angle nul, ce qui fait bien 24 isométries directes.
Les 24 isométries indirectes s'en déduisent en composant avec la symétrie par rapport au centre du cube.

Comme dit plus haut, si vous tentez d'appliquer ce groupe à un tout autre objet (en maths on dit "si vous le faites agir sur un autre objet), vous risquez de ne pas laisser votre table, votre canapé, votre verre, invariants. Toutefois, rien ne vous empêche de vous intéresser à l'action de ce groupe sur de tels objets : par exemple, si vous faites agir votre groupe des transformations du cube sur un pavé rectangulaire (c'est une forme qui se rapproche du cube), il est probable que certaines transformations le laissent invariant et que d'autres le modifient quelque peu.

D'ailleurs, sur cet exemple précis, on remarque que toutes les transformations qui laissent un pavé invariant (par exemple, faire tourner de 180° une boîte d'alumettes autour d'un axe vertical, la symétriser par rapport à un plan horizontal perpendiculaire, etc.) laissent aussi un cube invariant, car, en somme, un cube est un type particulier de pavé. Exprimé dans le langage de la théorie des groupes, c'est dire que le groupe des isométries invariantes du pavé est un sous-groupe du groupe des isométries invariantes du cube.

Pour en finir avec le cube, si vous couvrez chacune des faces d'une couleur différente, il va devenir beaucoup plus difficile de faire tourner votre cube en le laissant invariant. En fait, vous vous apercevrez que, pour le laisser invariant, il n'y a pas d'autre solution que ... de ne rien faire. Vous avez alors réduit son groupe des isométries invariantes à peau de chagrin, au groupe trivial composé de son seul élément neutre.

Il existe de nombreux exemples, sur lesquels nous allons développer un peu lors de la section suivante, qui nous montrent que de nombreux groupes sont sans doute nés de l'étude des transformations laissant invariantes un certain nombre de formes. En d'autres termes, l'idée d'action de groupe a sans doute précédé la théorie.

4. Utilisation des groupes pour décrire les symétries d'un objet

Ce qu'on a vu avec l'exemple du cube tient avec, par exemple, une sphère, un cylindre. Considérez une bûche de bois parfaitement symétrique que vous posez à la verticale. Alors, toute rotation autour de l'axe vertical, de même que la symétrie par rapport à un plan de coupe horizontal passant par le milieu de cette bûche, va la laisser invariante. Par toutes ces opérations, leurs compositions (exemple : symétrie puis rotation de 42° puis symétrie puis etc.), leurs inverses, on construit en fait l'ensemble des transformations laissant la bûche invariante.

Réciproquement, si, en appliquant ce groupe de transformations à un autre objet et qu'on s'aperçoit qu'on le laisse invariant, on aura alors envie de dire que cet objet présente une symétrie cylindrique. Intuitivement, quand vous voyez un pilier cylindrique, une pièce de monnaie posée sur une de ses faces, un concombre, un rouleau d'essuie-tout, etc. vous avez naturellement l'impression que ces objets présentent aussi une symétrie cylindrique, tout autant que la bûche de bois du paragraphe précédent.

En effet, si vous appliquez le groupe des transformations de la bûche décrit plus haut à chacun de ces objets, vous avez de fortes chances de les laisser chaque fois invariants. En vérifiant cela, vous aurez mathématiquement démontré que ces objets présentent une symétrie cylindrique et vous aurez même défini mathématiquement ce qui signifie l'expression "avoir une symétrie cylindrique". Cela signifie "être invariant par l'action du groupe des isométries invariantes d'un cylindre".

C'est ainsi qu'on peut définir :
- la symétrie sphérique : c'est l'invariance par l'action du groupe des isométries invariantes de la sphère, groupe qui n'est autre que le savamment noté $O_3(\mathbb{R})$, groupe des isométries de l'espace réel euclidien
- la symétrie cubique : c'est l'invariance par l'action du groupe des isométries invariantes du cube, que les algébristes décomposent à partir des sous-groupes du groupe symétrique et des groupes cycliques
- la symétrie cylindrique
- la symétrie tétraédrique
- la symétrie type "ballon de foot" - c'est-à-dire dodécaédrique / icosaédrique
- etc.

On remarque de plus que la sphère a une symétrie cubique et aussi une symétrie cylindrique, ce qui signifie que le groupe des isométries invariantes de la sphère contient celui des isométries du cube et du cylindre.

Pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur les solides de Platon, on trouvera une description détaillée des groupes de symétries de certains solides réguliers ici (pour l'octaèdre), ou (pour l'icosaèdre). En algèbre, c'est une application classique de la théorie des groupes visant à caractériser les sous-groupes finis de $O_3(\mathbb{R})$.

En d'autres termes, tout part d'un intuition physique, géométrique, montrant l'existence sous-jacente du concept de groupe dans un phénomène de symétrie, à laquelle se substitue ensuite l'algèbre et son arsenal (quotient, dévissage, action de groupe) pour ce qui est de décrire précisément comment est structuré l'ensemble qu'on a alors découvert.

Il est alors très utile, en physique, de connaître les symétries d'un objet pour en caractériser le mouvement, la conductivité électrique, la conductivité thermique, l'action d'un champ électro-magnétique ou gravitationnel. Pour résumer cela, il y a le bien connu principe de Curie :

  Lorsque certaines causes produisent certains effets, les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets produits.

que Pierre Curie énonça pour évoquer, justement, l'action de champs électromagnétiques sur certains objets. La physique décrit alors des équations expliquant l'action de tels champs sur un objet a priori quelconque et l'affirmation de Pierre Curie revient à dire, en des termes mathématiques, que la symétrie et les équations électromagnétiques commutent : appliquer une action à un objet présentant une certaine symétrie est identique à l'idée d'appliquer une symétrie à un objet soumis à une telle action. 

L'algèbre des groupes aide, en cela, à préciser la structure de symétrie des objets physiques en présence, tout en se révélant compatible avec les actions décrites par les équations physiques, conformément au principe de Curie.


Pour en savoir plus...

- Théorie des groupes - Eléments généraux : Lien Wikipedia
- Classification des groupes finis : Lien Wikipedia
- Une présentation sur les applications des groupes en physique, notamment en théorie de la relativité restreinte.
- Sur les solides de Platon : Lien Wikipedia
- Sur la relativité restreinte et les transformations de Lorentz : Lien Wikipedia
- Sur les groupes en géométrie et la description algébrique précise des groupes de symétrie des solides :
  > Michel Alessandri, Groupes en situation géométrique. Ed. Dunod. 1999.
  > Michèle Audin, Géométrie. Ed. EDP Sciences. 2006.