Cet article de blog a pour but
d’introduire l’esprit de la théorie de Galois à partir d’un
exemple simple : l’injection de l’ensemble des réels dans l’ensemble des
complexes d’où on tire la mise en évidence du
groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$.
Il est mieux, pour comprendre
l’article, d’avoir déjà en tête quelques notions de théorie des groupes –
ce qu’est un groupe, un sous-groupe (voir ici et ici) – et de théorie des
corps – essentiellement, ce
qu’est un corps commutatif (voir ici). Sans cela, c’est plus difficile, mais
pas impossible : l’effort a été fait de résumer ces notions à leur
strict minimum et à leur intuition mathématique.
Des notions sur les injections – surjections – bijections sont également recommandées (cf. par exemple ici).
Les corps réels et complexes
On admet l’existence de l’ensemble
$\mathbb{R}$ des nombres réels. C’est un ensemble de nombres qu’ « on
peut » additionner, soustraire, multiplier et diviser (sauf par zéro),
au sens où l’addition, la soustraction, la multiplication
et la division de deux réels donne un réel.
Ce n’est pas le cas pour tous les
ensembles. Par exemple, considérant $\mathbb{N}$, l’ensemble des entiers
naturels 0,1,2, etc., quand on additionne deux éléments de
$\mathbb{N}$, on obtient un autre élément de $\mathbb{N}$,
mais la soustraction n’est par exemple pas toujours possible – prendre
par exemple l’opération « 1-6 » dans $\mathbb{N}$ : elle est impossible.
Pour résoudre ce problème de
soustraction, il a fallu introduire $\mathbb{Z}$, l’ensemble des entiers
relatifs. Notons alors qu’on « peut » additionner, soustraire et
multiplier dans $\mathbb{Z}$ tout en restant dans $\mathbb{Z}$,
mais qu’on ne peut en revanche pas diviser. Par exemple, il est
impossible d’effectuer l’opération « 1/3 » dans $\mathbb{Z}$.
Pour pallier ce problème de
division, on a alors introduit l’ensemble $\mathbb{Q}$, ensemble des
nombres rationnels, comme l’ensemble des fractions de nombres entiers.
Cette fois, il est possible d’additionner, soustraire,
multiplier et diviser (sauf par zéro) dans $\mathbb{Q}$.
Un tel ensemble est appelé un corps. Nous venons de voir au passage que $\mathbb{Q}$ est le
plus « petit » corps possible : partir de
1 nous oblige à construire $\mathbb{N}$, puis le problème de
soustraction nous pousse à $\mathbb{Z}$ et le problème de division, à
$\mathbb{Q}$.
L’ensemble $\mathbb{R}$ des nombres
réels est donc un corps qui contient $\mathbb{Q}$ : on dit que c’est
une extension du corps $\mathbb{Q}$.
De même, l’ensemble $\mathbb{C}$
des nombres complexes est un corps qui contient $\mathbb{R}$ : on le
construit classiquement en « ajoutant » un axe imaginaire pur
« semblable » à $\mathbb{R}$ contenant ce nombre particulier
qu’est « i ». Un nombre complexe s’écrit alors $x+iy$ avec
$x,y\in\mathbb{R}$ : $\mathbb{C}$ est alors lui aussi une
extension de $\mathbb{R}$.
Le groupe des morphismes de corps de $\mathbb{C}$ dans $\mathbb{C}$.
On appelle morphisme de corps
une application qui « préserve » les opérations d’addition, de
soustraction, de multiplication et de division entre les deux corps. Par
exemple, un morphisme de corps de $\mathbb{R}$
dans $\mathbb{C}$ est une application $\phi$ de $\mathbb{R}$ dans $\mathbb{C}$ qui vérifie, pour tous nombres réels $x,y$ :
$\phi(x+y) = \phi(x) + \phi(y)$
$\phi(x-y) = \phi(x) - \phi(y)$
$\phi(x\times y)= \phi(x)\times\phi(y)$
pour $y\neq 0$, $\phi(x/y) = \phi(x)/\phi(y)$
Dans la suite, nous allons considérer uniquement des morphismes de corps entre $\mathbb{C}$ et lui-même.
Le lecteur pourra vérifier que la composée $\phi\circ\phi’$ de deux morphismes de corps $\phi,\phi’$ de $\mathbb{C}$ dans lui-même reste un morphisme de corps : la compatibilité avec les opérations passe « au travers »
de $\phi’$, puis « au travers » de $\phi$ ; par exemple, pour tous $x,y\in\mathbb{C}$, le cas de l’addition donne :
$$ (\phi\circ\phi’)(x+y) = \phi(\phi’(x+y)) = \phi(\phi’(x)+\phi’(y)) = \phi(\phi’(x)) + \phi(\phi’(y))$$
d’où on tire
$$ (\phi\circ\phi’)(x+y) = (\phi\circ\phi’)(x) + (\phi\circ\phi’)(y) $$
Une autre propriété fondamentale d’un morphisme de corps entre $\mathbb{C}$ et lui-même est son caractère
bijectif. La justification de ce fait est plus ardue et nous ne
forcerons pas le lecteur non initié à l’algèbre générale à la
comprendre. L’injectivité provient du fait que le noyau en est trivial :
si $x\in\mathbb{C}$ vérifie $x\neq 0$ et $\phi(x)=0$,
alors on a $\phi(x/x) = \phi(1)=1$ or $\phi(x/x) =
\phi(x)\times\phi(1/x) = 0$ donc $1=0$ ce qui est impossible (1).
La surjectivité est un peu plus
délicate et nous conseillons au lecteur moins averti de passer ce
paragraphe, demandant un peu plus de pratique sur la théorie des corps.
La surjectivité d’un morphisme de corps de $\mathbb{C}$
dans lui-même provient du fait que l’image de tout morphisme de corps
de $\mathbb{C}$ dans $\mathbb{C}$ est un corps algébriquement clos
contenu dans $\mathbb{C}$ : ce ne peut donc être que $\mathbb{C}$. En
effet, tout polynôme de degré $\geq 2$ sur $\mathbb{C}$
a une image par $\phi$ qui est un polynôme de même degré dans
$\mathbb{C}$. Ce polynôme admet au moins une racine dans
$\phi(\mathbb{C})$, ce qui montre bien le caractère algébriquement clos
de $\phi(\mathbb{C})$.
Ainsi, les morphismes de corps de
$\mathbb{C}$ forment un ensemble d’applications bijectives stables par
composition. De même l’application inverse de tout morphisme de corps de
$\mathbb{C}$ dans lui-même est toujours un
morphisme de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même. Le lecteur curieux
pourra le vérifier à titre d’exercice.
On dit alors que l’ensemble des morphismes de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même forment un
groupe pour la loi de composition des applications.
Le groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$
Le groupe de Galois de
$\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$, noté $Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$ est
l’ensemble des morphismes de corps de $\mathbb{C}$ dans lui-même qui,
restreints à $\mathbb{R}$, sont l’application identité.
C’est un sous-groupe du groupe des morphismes de $\mathbb{C}$ dans lui-même, puisqu’on conserve la stabilité par composition :
la composée de deux
applications dont la restriction à $\mathbb{R}$ est l’identité reste
une application dont la restriction à $\mathbb{R}$ est l’identité
et aussi la stabilité par élément inverse :
l’application
inverse d’une bijection de $\mathbb{C}$ dans $\mathbb{C}$ se comportant
comme l’identité sur $\mathbb{R}$ se comporte toujours comme l’identité
sur $\mathbb{R}$.
Ces deux remarques justifient ainsi la terminologie de
groupe.
Par exemple, l’application identité
de $\mathbb{C}$ dans lui-même est un morphisme de corps et, évidemment,
il agit comme l’identité sur $\mathbb{R}$. C’est donc un élément du
groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$.
La conjugaison complexe en est
aussi un exemple. Le caractère de morphisme de corps provient
directement des identités qu’on connaît sur la conjugaison complexe, à
savoir, pour tous $z,z ‘\in\mathbb{C}$ :
$\overline{z+z’} = \overline{z} + \overline{z’}$
$\overline{z\times z’} = \overline{z} \times \overline{z’}$
$\overline{-z} = -\overline{z}$
Si $z\neq 0$, $\overline{1/z} = 1/\overline{z}$
De plus, le conjugué d’un nombre
réel est ce même nombre réel, ce qui montre que la conjugaison complexe
agit comme l’identité sur $\mathbb{R}$. Tout ceci montre que
l’application $z\mapsto \overline{z}$ définie de $\mathbb{C}$
dans lui-même est un élément du groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur
$\mathbb{R}$.
Nous venons donc de donner deux éléments du groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$ ; le fait remarquable est que
ce sont les deux seuls. Le groupe de Galois se résume donc à deux
éléments que nous appelons $id$ et $conj$. On note, de plus, que $conj
\circ conj = id$ ce qui permet de dire, pour les aficionados de théorie
des groupes, que le groupe $Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$
est un groupe (commutatif) naturellement isomorphe à
$\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$. Les professionnels de la théorie de Galois
disent simplement que
$$ Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R}) = \mathbb{Z}/2\mathbb{Z} $$
Justification du résultat
On sait
déjà que la conjugaison et l’identité sont dans le groupe
$Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$, il nous suffit alors de montrer que ce
groupe se réduit à ces deux éléments.
Soit
$\phi\in Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$. Comme $\phi$ est l’identité sur
$\mathbb{R}$, l’image du polynôme $X^2+1$ par $\phi$ est $X^2+1$. En
particulier, $\phi(i)$ est une racine du polynôme $X^2+1$,
c’est donc $i$ ou $-i$.
Si $\phi(i) = i$, alors on note que pour tous $x,y\in\mathbb{R}$, on a $\phi(x+iy)=x+iy$ donc $\phi = id$.
A l’inverse, si $\phi(i)=-i$, alors pour tous $x,y\in\mathbb{R}$, on a $\phi(x+iy)=x-iy$ donc $\phi = conj$.
Ainsi, on a $ Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R}) \subset \{id,conj\}$, ce qui conclut la preuve.
Principe général de la correspondance de Galois
De la même manière, il est possible
de définir le groupe de Galois d’un corps quelconque $L$ sur un
sous-corps $K\subset L$ comme le groupe des
automorphismes de corps de $L$ (2) qui agissent
comme l’identité sur $K$. C’est bien un groupe
mais, dans le cas général, sa description est bien plus complexe que
celle du groupe $Gal(\mathbb{C}/\mathbb{R})$ : un pan important de la
recherche moderne en théorie des nombres s’intéresse à la description et
à la classification des groupes de Galois des
corps.
Pour un corps donné $K$, le
théorème de Steinitz affirme qu’il existe un
sur-corps $\Omega$ qui est algébriquement clos (3). Ainsi, il existe un plus petit corps
$K^{cl}$ qui contienne $K$ et qui soit algébriquement clos – par
exemple : l’intersection de tous les corps algébriquement
clos qui contiennent $K$ : comme il en existe au moins un, d’après le
théorème de Steinitz, alors cette intersection a un sens. Une telle
extension $K^{cl}$ est unique à isomorphisme près ; il s’agit de la
clôture algébrique de $K$. Par exemple la clôture algébrique de $\mathbb{Q}$ ou de $\mathbb{R}$ est $\mathbb{C}$.
La correspondance de Galois s’intéresse au groupe de Galois $Gal(K^{cl}/K)$. Plus précisément, elle affirme qu’il existe une bijection entre :
les extensions galoisiennes (4) du corps $K$ « comprises » entre $K$ et $K^{cl}$
les sous-groupes distingués (5) du groupe $Gal(K^{cl}/K)$
Plus précisément, si $H$ est un
sous-groupe distingué de $Gal(K^{cl}/K)$ alors le corps
« correspondant » à ce sous-groupe est l’ensemble des éléments du corps
$K^{cl}$ invariants par les morphismes du groupe $H$. Notant
$K^{H}$ cet ensemble, on a par ailleurs l’égalité de groupes
$Gal{K^{cl}/K^{H}} = H$. Réciproquement, si $L$ est une extension
galoisienne du corps $K$, alors le groupe de Galois $Gal(K^{cl}/L)$ de
$K^{cl}$ sur $L$ est un sous-groupe distingué du groupe $Gal(K^{cl}/K)$.
Ainsi, toute étude d’une extension
de corps peut être transformée, par correspondance de Galois, en un
problème de théorie des groupes. Parfois, il peut être plus pratique de
décomposer un groupe qu’étudier un corps dans
son ensemble.
La correspondance de Galois sur $\mathbb{R}$, sur $\mathbb{Q}$ - pour aller plus loin
Nous avons vu que le groupe de
Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{R}$ était très simple, puisqu’il
s’agit de l’ensemble $\{id,conj\}$ (ou de $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$ pour
les férus de théorie des groupes). Or, ce tout petit
groupe n’admet aucun sous-groupe distingué hormis le groupe trivial
$\{id\}$. Cela nous montre qu’il n’y a aucune extension galoisienne de
$\mathbb{R}$ qui soit strictement comprise entre $\mathbb{R}$ et
$\mathbb{C}$.
En revanche, cette simplicité ne se
retrouve pas sur le groupe de Galois de $\mathbb{C}$ sur $\mathbb{Q}$ :
celui-ci est beaucoup plus touffu et la description de sa structure est
hors de propos. Des pans entiers des mathématiques
modernes s’intéressent à la description d’extensions intermédiaires via
leurs groupes de Galois. C’est dans ce cadre qu’a pu être démontré,
notamment et avec un arsenal conséquent, le fameux Dernier Théorème de Fermat.
Pour les lecteurs intéressés et
avertis, nous conseillons l’examen des extensions quadratiques, menant à la résolution du problème de la
constructibilité à la règle et au compas par le théorème de Wantzel et les tours quadratiques de longueur finie sur $\mathbb{Q}$. Dans ce cadre précis, le cas des polygones
réguliers, réglé par le théorème de Gauss-Wantzel, est un cas
intéressant d’utilisation de la correspondance de Galois dans les
extensions cyclotomiques (voir par exemple ici).