Ce second article de théorie des nombres propose une introduction aux anneaux d’entiers des corps de nombres. Pour cela, nous mettrons en lumière les notions d’entier, la structure d’anneau, avant de revenir sur l’idée de Dedekind et son application aux corps de nombres.
I – Qu’est-ce qu’un entier ?
Dans
la compréhension commune, un entier (relatif) est un élément de
$\mathbb{Z}$. L’ensemble des entiers relatifs, muni de la multiplication
et de l’addition classiques, est alors un anneau commutatif et même
intègre et principal.
En
théorie des nombres, étant donné deux anneaux commutatifs $A\subset B$,
un élément de $x\in B$ est dit entier sur $A$ s’il existe un polynôme
$P$ à coefficients dans $A$ et de coefficient dominant égal à 1 tel que
$P(x)=0$. On note que dans ce cas, ledit polynôme est forcément non
constant.
Par
exemple, les éléments de $\mathbb{Z}$ sont évidemment entiers sur
$\mathbb{Z}$ en ce sens, mais ce ne sont pas les seuls. En effet,
$\sqrt{2}$ est un élément de $\mathbb{R}$ qui est également entier sur
$\mathbb{Z}$.
Il existe deux raisons à ce qu’un élément $x$ de $B$ ne soit pas entier sur $A$ :
- soit il n’existe aucun polynôme à coefficients dans $A$ annulant $x$ - soit il en existe un, mais on ne peut en trouver qui soit de coefficient dominant égal à 1
Pour
illustrer le second cas, aucun rationnel non entier n’est entier sur
$\mathbb{Z}$. En effet, si on écrit r=p/q sous forme irréductible et si
$P=a_0+\dots+a_{n-1} X^{n-1}+X^n$, alors on trouve, en multipliant par
$q^n$, que $p^n$ est un multiple de $q$. Or, ce n’est pas possible étant
donné que p et q sont supposés premiers entre eux. Autrement dit, les
éléments de $\mathbb{Q}$ qui sont entiers sur $\mathbb{Z}$ sont donc les
éléments de $\mathbb{Z}$. $\mathbb{Q}$ étant le corps des fractions de
l’anneau intègre $\mathbb{Z}$, on dit que $\mathbb{Z}$ est sa propre clôture intégrale dans son corps des fractions ou encore qu’il est intégralement clos.
En
effet, on appelle clôture intégrale de $A$ dans un corps $K$ le
contenant, l’ensemble des éléments de $K$ qui sont entiers sur $A$. Un
anneau intègre (donc commutatif et sans diviseurs de zéro) sera
dit intégralement clos s’il est égal à sa propre clôture intégrale dans
son corps des fractions.
Pour
revenir sur le premier cas, pensons à la notion suivante : si $A\subset
B$ sont deux anneaux commutatifs, $B$ est un $A$-module. Si $B$ est un
$A$-module de type fini, alors il est impossible de tomber dans le
premier cas. En effet, étant donné un élémetn $x\in B$, la famille
infinie $(1,x,\dots,x^n,\dots)$ est forcément liée sur $A$, ce qui
signifie exactement l’existence d’un polynôme annulateur de $x$ à
coefficients dans $A$.
Etant donné que notre propos concernera les corps de nombres, qui sont des extensions finies de $\mathbb{Q}$, on retrouvera la finitude des modules, donc l’existence d’un polynôme annulateur.
II – Anneaux d’entiers
On considère deux anneaux commutatifs $A\subset B$. La propriété suivante, fondamentale, est non triviale :
L’ensemble des éléments de $B$ qui sont entiers sur $A$ est un anneau.
Ceci nous est accessible grâce à l’algèbre modulaire : $x$ est entier sur $A$ si et seulement si le $A$-module $A[x]$ est de type fini,
ce qui est bien clair, car si $p$ est le degré du polynôme unitaire de
plus petit degré annulant $x$ dans $A[X]$, alors la famille
$(1,\dots,x{p-1})$ est $A$-génératrice sur $A[x]$. Par suite, on établit
sans trop de souci la propriété suivante : si $A[x]$ et $A[y]$ sont des $A$-modules de type fini, alors $A[x,y]$ aussi.
De cela découle le fait que $A[x+y]$ et $A[xy]$, sous-$A$-modules de
$A[x,y]$, sont des $A$-modules de type fini. Ceci démontre la structure
d’anneau dont se munit l’ensemble des éléments entiers.
Cette
petite démonstration nous montre à quel point l’algèbre modulaire
permet d’éviter des démonstrations calculatoires et pénibles avec des
polynômes de polynômes.
Nous
verrons dans un article ultérieur consacré à l’exemple intéressant des
corps quadratiques comment caractériser les anneaux d’entiers des
extensions de degré 2 de $\mathbb{Q}$. Par exemple, classiquement, pour
introduire la théorie de Dedekind, on pointe du doigt le fait que
certains anneaux d’entiers ne sont pas principaux et pas factoriels. On
cite ainsi usuellement l’anneau $\mathbb{Z}[i\sqrt{5}]$ qui est
intégralement clos et pourtant on note que $6$ admet deux
décompositions, $3\times 2$ et $(1+i\sqrt{5})(1-i\sqrt{5})$, rendant
impossible la factorialité de l’anneau.
Nous
allons voir dans les sections qui suivent comment ceci a été contourné,
notamment à l’aide les avancées proposées par Richard Dedekind.
III – L’idée de Dedekind
Toute
l’idée de Dedekind est de considérer une classe d’anneaux plus large
que les anneaux factoriels et de munir un certain ensemble de leurs
idéaux lui-même de lois de composition. En considérant les idéaux plutôt
que les nombres, Dedekind parvient ainsi à un théorème analogue à la
décomposition en facteurs premiers, mais sur les idéaux, et ce, dans une
classe d’anneaux bien plus large que les anneaux factoriels !
Il
sera alors remarquable de noter que les anneaux d’entiers appartiennent
à la classe des anneaux de Dedekind : à défaut d’appliquer une
décomposition en facteurs premiers dans chacun d’entre eux, on pourra y
appliquer une décomposition en idéaux premiers.
On va donc :
- additionner des idéaux : $I+J$ est alors l’idéal engendré / composé des $i+j$ avec $i\in I$ et $j\in J$- multiplier des idéaux :$IJ$ est alors l’idéal engendré par les $ij$ avec $i\in I$ et $j\in J$.
On
voit tout de suite qu’il va être compliqué d’avoir une structure de
groupe additif : $I-I$ ne donne nullement l’idéal nul. C’est donc du
côté de la multiplication d’idéaux que la théorie de Dedekind
lorgne. On a d’ailleurs déjà un élément neutre, l’anneau $A$, puisque
tout idéal $I$ de $A$ vérifie par définition $IA=I$.
La question est alors : peut-on inverser
des idéaux pour la multiplication et aller ainsi jusqu’à la structure
de groupe ? La réponse est : oui, dans les anneaux de Dedekind, tout idéal fractionnaire non nul est inversible.
Qu’est-ce
qu’un idéal fractionnaire ? On pourrait croire à une couche
d’abstraction supplémentaire, mais elle n’est pas inutile : sans elle,
aucune possibilité, dans un anneau intègre autre qu’un corps, d’inverser
des idéaux.
Un
idéal fractionnaire « d’un anneau intègre » est un sous-ensemble $I$ du
corps des fractions de $A$ pour lequel il existe $s\in
A\backslash\{0\}$ tel que $sI$ est un idéal de $A$. En gros c’est un
ensemble de fractions de $A$ présentant un dénominateur commun tel que
les numérateurs associés forment un idéal de $A$.
Par
exemple, dans $\mathbb{Z}$, dont le corps des fractions des
$\mathbb{Q}$, l’ensemble $J$ des fractions donc le dénominateur est $3$
et le numérateur un multiple de $2$ est un idéal fractionnaire : $3J$
est en effet égal à $2Z$, qui est un idéal de $\mathbb{Z}$.
Au
passage, on note que $2\mathbb{Z}$ est aussi un idéal fractionnaire de
$\mathbb{Z}$ : le nombre $1$ est un choix possible de dénominateur
commun. Plus généralement, tout idéal d’un anneau intègre est un idéal
fractionnaire de cet anneau – et heureusement.
En
fait, un idéal fractionnaire d’un anneau intègre n’est en général pas
un idéal de cet anneau et ce n’est pas non plus un idéal du corps des
fractions vu en tant qu’anneau. On sait en effet que les idéaux d’un
corps, vu comme anneau, sont triviaux. C’est donc une notion
intermédiaire : la description la plus exacte qu’on puisse en donner est
celle d’un sous-$A$-module du corps $K$ des fractions de $A$.
Reprenant
l’exemple ci-dessus, $J=\frac{2}{3} \mathbb{Z}$ est l’ensemble des
multiples entiers de $\frac{2}{3}$ : à ce titre, c’est un bien un
$\mathbb{Z}$-module (de type fini et de rang 1) inclus dans
$\mathbb{Q}$, qui est lui-même un $\mathbb{Z}$-module (de rang infini).
L’inverse
d’un idéal fractionnaire $I$, s’il existe, est désigné comme un
sous-$A$-module de $K$, noté $I^{-1}$, tel que $II^{-1}=A$.
Au passage, les idéaux de $A$ sont exactement ceux, parmi les idéaux fractionnaires de $A$, qui sont inclus dans $A$.
IV – Anneaux de Dedekind
Un Anneau de Dedekind est un anneau intègre dont tout idéal fractionnaire non nul est inversible.
Cette
dernière propriété est équivalente à ce que tout idéal tout court non
nul soit inversible : en effet, si tout idéal fractionnaire non nul est
inversible, alors tout idéal est évidemment inversible ; réciproquement,
si tout idéal non nul est inversible, en écrivant un idéal
fractionnaire sous la forme $d^{-1}.I$, alors l’inverse est $d.I^{-1}$.
Il
existe plusieurs caractérisation équivalente d’un anneau de Dedekind,
mais qu’on n’a pas mentionnées car on n’a pas adopté un angle d’attaque
adapté : par exemple, un anneau de Dedekind est un anneau intègre,
intégralement clos, noethérien et dont tous les idéaux premiers non nuls
sont maximaux. En d’autres termes, dès que $I$ est un idéal non nul tel que $A/I$ est intègre, alors $A/I$ est un corps.
Dans un anneau de Dedekind, le théorème fondamental est la décomposition en idéaux premiers :
Tout
idéal (tout court) d’un anneau de Dedekind se décompose de manière
unique (à permutation des facteurs près) comme produit d’idéaux premiers
Ce
théorème est un analogue parfait de la décomposition en facteurs
premiers pour les entiers relatifs. D’ailleurs celle-ci constitue en
réalité un cas particulier du théorème ci-dessus, car il se trouve que
$\mathbb{Z}$ est un anneau de Dedekind. Si $n$ est un entier non nul,
$I=nZ$ est un idéal de $\mathbb{Z}$, alors il est produit d’idéaux
premiers de $\mathbb{Z}$. Or ceux-ci sont les $p\mathbb{Z}$ avec $p$
premier, d’où l’écriture du générateur de $I$ (n), comme produit des
générateurs de chaque idéal premier.
V – Le lien avec les corps de nombres
Dans
un billet précédent, nous rappelions qu’un corps de nombres $K$ est une
extension finie de $\mathbb{Q}$. Ainsi, l’ensemble des éléments de $K$
qui sont entiers sur $\mathbb{Z}$, couramment noté $\mathcal{O}_K$, est
un anneau intègre. Le fait que $K$ est une extension finie de $\mathbb{Q}$ (donc séparable car $\mathbb{Q}$ est un corps parfait) implique que $\mathcal{O}_K$ est un anneau noethérien. Plus précisément, si $d$ est le degré de l'extension, alors $\mathcal{O}_K$ est un $\mathbb{Z}$-module libre de rang $d$.
$\mathcal{O}_K$ est intégralement clos, ce qui revient à dire que son corps des
fractions est $K$. En effet, tout élément $x\in K$ est racine d’un
polynôme à coefficients dans $\mathbb{Z}$, qu’on note $P(X)=a_n X^n +
\dots + a_0$. Alors, quitte à multiplier par $a_n^{n-1}$, on note que
$a_n.x$ est entier sur $K$. Donc $x$ est contenu dans le corps des
fractions de $\mathcal{O}_K$. Par ailleurs, on voit sans problème que
toute fraction d’éléments de $\mathcal{O}_K$ est évidemment un élément
de $K$, d’où le résultat.
Surtout, tout idéal premier non nul de $\mathcal{O}_K$ est maximal. Considérant un tel idéal $J$, c'est un sous-$\mathbb{Z}$-module du $\mathbb{Z}$-module libre de type fini $\mathcal{O}_K$. $J$ est donc libre et on introduit une $\mathbb{Z}$-base sous la forme $(a_1 e_1,\dots, a_d e_d)$ avec $(e_1,\dots,e_d)$ base de $\mathcal{O}_K$ - et ce, d'après le théorème de structure des modules. Alors $J$ est isomorphe à $a_1 \mathbb{Z}\bigoplus\dots\bigoplus a_d \mathbb{Z}$. De plus, les $a_i$ sont tous non nuls car il existe $\alpha$ non nul dans $J$, donc $\alpha e_i$ est dans $J$ pour tout $i$. Alors $A/J$ est isomorphe au produit $\mathbb{Z} / a_1 \mathbb{Z}$ $\times \dots \times$ $\mathbb{Z} / a_d \mathbb{Z}$ .
Donc $A/J$ est un anneau intègre fini, or un anneau intègre fini est un corps. Donc tout idéal premier non nul de $\mathcal{O}_K$ est un idéal maximal.
Donc $A/J$ est un anneau intègre fini, or un anneau intègre fini est un corps. Donc tout idéal premier non nul de $\mathcal{O}_K$ est un idéal maximal.
En bref :
L’anneau des entiers d’un corps de nombres est un anneau de Dedekind.
Cela
précise en particulier le cas de $\mathbb{Z}[i\sqrt{5}]$, évoqué plus
haut : admettant que c’est l’anneau des entiers de
$\mathbb{Q}[i\sqrt{5}]$, l’anneau est non factoriel mais c’est un anneau
de Dedekind.
Bibliographie – Liens – Pour en savoir plus
Pierre SAMUEL, Théorie Algébrique des Nombres, Ed. Méthodes.
Cours de J.-F. DAT (Paris 6) - disponible sur http://www.math.jussieu.fr/~dat/
Cours de L. MEREL (Paris 7) - disponible sur http://www.math.jussieu.fr/~merel/Enseignement.html
Wikipedia – Anneau de Dedekind - http://fr.wikipedia.org/wiki/Anneau_de_Dedekind
Wikipedia – Idéal fractionnaire - http://fr.wikipedia.org/wiki/Id%C3%A9al_fractionnaire
Annexe – Quelques notions d’algèbre modulaire
Module sur un anneau : si $A$ est un anneau, un ensemble $M$ muni d’une loi interne « + » et d’une loi externe « . » est un $A$-module si
(i) $(M,+)$ est un groupe commutatif
(ii) $(a+b).x=a.x+b.x$ pour tout $(a,b,x)\in A^2\times M$
(iii) $(ab).x=a.(b.x)$ pour tout $(a,b,x)\in A^2\times M$
En
d’autres termes, un module sur un anneau est l’analogue d’un espace
vectoriel sur un corps. La différence essentielle tient dans le fait
qu’un scalaire n’est pas forcément inversible dans le cas d’un module.
Module de type fini :
si $A$ est un anneau commutatif et $M$ un $A$-module, $M$ est dit de
type fini s’il existe une famille $A$-génératrice de $M$ de cardinal
fini.
Module libre de type fini :
si $A$ est un anneau commutatif et $M$ un $A$-module, $M$ est dit de
type fini s’il existe une $A$-base de $M$ de cardinal fini.