Sunday, March 2, 2014

A quoi ça sert ... la théorie des groupes.

Dans une série intitulée "A quoi ça sert", dont le but est d'exposer des domaines ou des "applications" scientifiques dans lesquelles certaines notions a priori théoriques se révèlent décisives, voici aujourd'hui une publication sur la théorie des groupes.

La notion de groupe, vieille du XVIIIème siècle et les célèbres Disquisitiones Arithmeticae de C. F. Gauss, a connu des développements considérables depuis. Si la théorie des groupes présente de nombreux développements en elle-même (via notamment les travaux de Burnside et de Jordan), elle a en outre permis de développer d' "autres" géométries (hyperboliques, projective, etc.), plus adaptées que la géométrie euclidienne "classique" pour la description de certains phénomènes. Elle a aussi permis d'innombrables avancées décisives en théorie des nombres (par les travaux de Frobenius et Weyl notamment) et de préciser de manière essentielle la théorie de la relativité - restreinte par le groupe des transformations de Lorentz et générale par la théorie des groupes et algèbres de Lie.

Après quelques rappels sur la notion de groupe nous nous contenterons d'aborder la théorie des groupes sous l'angle de la géométrie et du lien profond qui existe avec l'idée de symétrie.

1. Quelques éléments sur la notion de groupe

En mathématiques, un groupe désigne un couple formé d'un ensemble G d'objets et d'une loi de composition interne $\star$, autrement dit d'une opération qui combine deux objets de G (dans un certain ordre) pour en donner un autre.

Pour être un groupe, il faut de plus que l'ensemble et la loi vérifient quelques propriétés :
- associativité : pour tous objets g, g' et g'' de G, on a $(g\star g')\star g'' = g\star (g'\star g'')$, autrement dit l'ordre des opérations importe peu
- existence d'un élément neutre : il existe un élément particulier e dans G tel que pour tout objet g de G, on ait $e\star g=g\star e=g$.
- inversibilité des éléments : pour tout objet g de G, il existe un objet g' tel que $g\star g'=g'\star g=e$.

Par exemple, prenant pour G l'ensemble des entiers relatifs et pour $\star$ la loi d'addition classique, on a trouvé un groupe dont l'élément neutre est 0 : tout entier relatif admet un inverse pour l'addition, qu'on appelle plus usuellement l'opposé. Enfin, l'associativité de la loi "+" est claire : (1+2)+3=1+(2+3) comme chacun sait. Dans $G=\mathbb{Z}$, on remarque qu'on a en plus $m+n=n+m$, autrement dit que l'addition est une loi commutative en plus d'être associative. La commutativité de la loi change fondamentalement la structure du groupe auquel elle se rattache.

Autre exemple de groupe commutatif (on dit aussi abélien, en hommage au mathématicien éponyme) : l'ensemble des nombres réels non nuls, noté $\mathbb{R}^*$, muni de la loi de multiplication. L'associativité est claire : $\pi \times (e\times 0.5) = (\pi\times e)\times 0.5$, de même que la commutativité : $\sqrt{2}\times 3 = 3\times \sqrt{2}$. L'élément neutre est, cette fois, 1 (multiplier par 1 ne change pas la valeur d'un nombre) et tout élément réel non nul est inversible : $\pi \times\dfrac{1}{\pi}=\dfrac{1}{\pi}\times\pi =1$.

Remarque : un exemple de groupe non commutatif
Pour trouver un exemple de groupe non commutatif, on est obligé de faire appel à des types d'ensembles plus élaborés. Prenons par exemple l'ensemble des fonctions de $[0,1]$ dans $[0,1]$ et restreignons-nous à celles qui sont bijectives : notons cet ensemble B. Alors chaque fonction $f$ de ce type admet une bijection réciproque, notée $f^{-1}$ et qui vérifie $f\circ f^{-1} = f^{-1}\circ f=id$, $id$ étant la fonction de $[0,1]$ dans lui-même, qui à $x$ associe $x$. Avec B muni de la loi de composition des fonctions, on sent qu'on tient là une structure de groupe dont l'élément neutre est, justement, id.
Nous prétendons alors qu'un tel groupe n'est pas commutatif. Pour cela, il suffit de considérer la fonction $f:x\mapsto(1-x)$ et $g:x\mapsto x^2$ : notons que ces deux fonctions sont des bijections de $[0,1]$ dans lui-même, de réciproques respectives $f^{-1}=f:x\mapsto(1-x)$ ($f$ étant son propre inverse pour $\circ$, on dit qu'elle est une involution) et $g^{-1}:x\mapsto\sqrt{x}$.
Alors on remarque que pour tout $x\in[0,1]$, on a$f\circ g(x)=f(x^2)=1-x^2$ et $g\circ f(x)=g(1-x)=(1-x)^2$, d'où les fonctions $g\circ f$ et $f\circ g$ diffèrent. Le groupe des bijections de $[0,1]$ dans lui-même, muni de la loi de composition $\circ$, n'est alors pas commutatif.
 

2. Déterminer la structure d'un groupe : le quotient


Un groupe est un objet à la fois simple et compliqué : simple, car doté d'une seule loi, sans topologie a priori, et extrêmement élémentaire ; compliqué car c'est un objet abstrait, aride du fait de son peu de caractéristiques.

En mathématiques, quand on tombe sur un groupe, on souhaite en général comprendre sa structure, c'est-à-dire essayer de le "décomposer" comme une "somme" d'organes plus simples, reliés les uns aux autres, afin d'en comprendre le fonctionnement. Par groupe "simple", on entend en général les exemples cités plus haut ($(\mathbb{Z},+), (\mathbb{R}^*,\times)$ pour les groupes commutatifs infinis) et d'autres, plus complexes (le groupe symétrique ou les groupes cycliques $(\mathbb{Z}/n\mathbb{Z})$, voire les groupes orthogonaux, unitaires, symplectiques pour les matrices), tous correspondant à des "phénomènes physiques", comme nous le verrons plus loin.

Pour décomposer un groupe, les mathématiciens ont essentiellement une arme à leur disposition : le quotient. Le quotient consiste à déterminer des sous-ensembles du groupe de départ qui sont, eux aussi, des groupes. Par exemple, dans ($\mathbb{Z},+$), l'ensemble des entiers relatifs muni de l'addition, le sous-ensemble des entiers relatifs pairs est encore un groupe quand on le munit de l'addition : on le note $2\mathbb{Z}$, comme l'ensemble des multiples de $2$. De même, dans ($\mathbb{R},\times$), le sous-ensemble formé des seuls éléments 1 et (-1) est encore un groupe quand on le munit de la multiplication. Deux tels sous-ensembles, dans leur groupe respectifs, sont appelés des sous-groupes.

Dans ces conditions, quotienter $\mathbb{Z}$ par son sous-groupe $2\mathbb{Z}$, c'est réunir en un seul élément tous les éléments de $\mathbb{Z}$ qui sont égaux, à un multiple de $2$ près. En quotientant, on décrète alors que 2 et 8 sont un seul et même élément, puisqu'ils diffèrent de 6, qui est un multiple de 2. De même, -3 et 127 sont décrétés identiques puisque leur différence est égale à 130, qui est un multiple de 2. On voit alors que par une telle opération, on a décrété que tout entier relatif était soit "égal" à 0, soit "égal" à 1. Ainsi, $\mathbb{Z}$ quotienté par $2\mathbb{Z}$ est un tout petit ensemble qui se résume à $0$ et $1$.

De même, quand on quotiente $\mathbb{R}^*$ muni de la multiplication par le sous-groupe $\{1,-1\}$, on tombe sur $\mathbb{R}^*_+$, l'ensemble des réels strictement positifs.

La notion de quotient se généralise à des groupes plus complexes, non commutatifs, et tout l'intérêt de l'idée de quotient est d'adapter la loi du "grand" groupe à l'ensemble quotient ainsi déterminé de manière à en faire, lui aussi, un groupe. Dans le cas d'un groupe commutatif, ça se passe assez bien ; en revanche, dans un groupe non commutatif, il faut que le groupe par lequel on quotiente (dans l'exemple, $2\mathbb{Z}$) vérifie quelques propriétés supplémentaires sans lesquelles on ne peut "transmettre" la structure de groupe au quotient.

Parfois, en quotientant certains groupes non commutatifs par des sous-groupes bien choisis, on tombe sur un quotient qui est un groupe commutatif : c'est en cela que le quotient est une arme pour comprendre la structure d'un groupe a priori complexe, car un groupe commutatif est plus simple à caractériser qu'un groupe non commutatif.

Par exemple, pour les férus d'algèbre, il existe un théorème de structure caractérisant tout groupe commutatif fini, et qu'on pourra par exemple trouver ici.

3. Une compréhension géométrique de la notion de groupe : l'action de groupe

L'action de groupe est un concept qui intéresse bien au-delà des mathématiques et qui permet parfois de comprendre le concept de groupe grâce à des illustrations bien concrètes.

Prenons par exemple un cube sans motifs, totalement neutre, sans motifs sur les faces, et faisons-le tourner avec la contrainte suivante de ne pas changer globalement sa position dans l'espace. Autrement dit, si vous prenez une photo avant et une photo après, vous ne voyez pas de différence.

Par exemple, si vous tournez votre cube de 90° autour d'un axe vertical, vous n'avez visuellement rien changé. Il en est de même si vous le tournez de 90° dans l'autre sens, si vous le tournez de 180° suivant un axe vertical, si vous le symétrisez par rapport à un plan horizontal perpendiculaire, etc. Il existe de nombreuses façon de le tourner "sans rien changer".

Nous envoyons volontiers le lecteur ici, pour de sympathiques infographies faisant tourner les solides sur eux-mêmes.

Nous prétendons que l'ensemble des transformations abstraites que vous appliquez à votre cube "sans qu'il ne change apparemment", transformations que vous pourriez en toute généralité aussi appliquer à votre canapé, votre table, votre verre, mais en les changeant, eux, en apparence, cet ensemble de transformations est un groupe dont l'élément neutre est la transformation neutre qui consiste à ne rien faire.

En mathématiques, on dit que ce groupe agit sur votre cube en le laissant globalement invariant. Pour la culture, ce groupe porte un nom : il s'appelle groupe des isométries invariantes du cube. Il se compose plus précisément de 24 rotations, qui, composées avec la symétrie centrale par rapport au centre du cube, donnent au total 48 isométries (24 isométries directes, c'est-à-dire basées uniquement sur des rotations de l'espace, et 24 isométries indirectes, c'est-à-dire utilisant un et un seul "effet miroir" ou "symétrie planaire").
Les 24 rotations ou isométries directes s'organisent autour des axes suivants :
- les 3 axes passant par les centres de 2 faces opposées : chaque axe s'associe à 3 rotations non triviales - d'angle 90°, 180° et 270° : cela donne 9 rotations
- les 4 axes passant par des sommets opposés du cube : chaque axe s'associe alors à 2 rotations non triviales - d'angle 120° et 240° : cela donne 8 rotations
- les 6 axes passant par les milieux de deux arêtes opposées : chaque axe s'associe alors à 1 rotation non triviale - d'angle 180° : cela donne 6 rotations
et enfin, l'identité, ou rotation d'angle nul, ce qui fait bien 24 isométries directes.
Les 24 isométries indirectes s'en déduisent en composant avec la symétrie par rapport au centre du cube.

Comme dit plus haut, si vous tentez d'appliquer ce groupe à un tout autre objet (en maths on dit "si vous le faites agir sur un autre objet), vous risquez de ne pas laisser votre table, votre canapé, votre verre, invariants. Toutefois, rien ne vous empêche de vous intéresser à l'action de ce groupe sur de tels objets : par exemple, si vous faites agir votre groupe des transformations du cube sur un pavé rectangulaire (c'est une forme qui se rapproche du cube), il est probable que certaines transformations le laissent invariant et que d'autres le modifient quelque peu.

D'ailleurs, sur cet exemple précis, on remarque que toutes les transformations qui laissent un pavé invariant (par exemple, faire tourner de 180° une boîte d'alumettes autour d'un axe vertical, la symétriser par rapport à un plan horizontal perpendiculaire, etc.) laissent aussi un cube invariant, car, en somme, un cube est un type particulier de pavé. Exprimé dans le langage de la théorie des groupes, c'est dire que le groupe des isométries invariantes du pavé est un sous-groupe du groupe des isométries invariantes du cube.

Pour en finir avec le cube, si vous couvrez chacune des faces d'une couleur différente, il va devenir beaucoup plus difficile de faire tourner votre cube en le laissant invariant. En fait, vous vous apercevrez que, pour le laisser invariant, il n'y a pas d'autre solution que ... de ne rien faire. Vous avez alors réduit son groupe des isométries invariantes à peau de chagrin, au groupe trivial composé de son seul élément neutre.

Il existe de nombreux exemples, sur lesquels nous allons développer un peu lors de la section suivante, qui nous montrent que de nombreux groupes sont sans doute nés de l'étude des transformations laissant invariantes un certain nombre de formes. En d'autres termes, l'idée d'action de groupe a sans doute précédé la théorie.

4. Utilisation des groupes pour décrire les symétries d'un objet

Ce qu'on a vu avec l'exemple du cube tient avec, par exemple, une sphère, un cylindre. Considérez une bûche de bois parfaitement symétrique que vous posez à la verticale. Alors, toute rotation autour de l'axe vertical, de même que la symétrie par rapport à un plan de coupe horizontal passant par le milieu de cette bûche, va la laisser invariante. Par toutes ces opérations, leurs compositions (exemple : symétrie puis rotation de 42° puis symétrie puis etc.), leurs inverses, on construit en fait l'ensemble des transformations laissant la bûche invariante.

Réciproquement, si, en appliquant ce groupe de transformations à un autre objet et qu'on s'aperçoit qu'on le laisse invariant, on aura alors envie de dire que cet objet présente une symétrie cylindrique. Intuitivement, quand vous voyez un pilier cylindrique, une pièce de monnaie posée sur une de ses faces, un concombre, un rouleau d'essuie-tout, etc. vous avez naturellement l'impression que ces objets présentent aussi une symétrie cylindrique, tout autant que la bûche de bois du paragraphe précédent.

En effet, si vous appliquez le groupe des transformations de la bûche décrit plus haut à chacun de ces objets, vous avez de fortes chances de les laisser chaque fois invariants. En vérifiant cela, vous aurez mathématiquement démontré que ces objets présentent une symétrie cylindrique et vous aurez même défini mathématiquement ce qui signifie l'expression "avoir une symétrie cylindrique". Cela signifie "être invariant par l'action du groupe des isométries invariantes d'un cylindre".

C'est ainsi qu'on peut définir :
- la symétrie sphérique : c'est l'invariance par l'action du groupe des isométries invariantes de la sphère, groupe qui n'est autre que le savamment noté $O_3(\mathbb{R})$, groupe des isométries de l'espace réel euclidien
- la symétrie cubique : c'est l'invariance par l'action du groupe des isométries invariantes du cube, que les algébristes décomposent à partir des sous-groupes du groupe symétrique et des groupes cycliques
- la symétrie cylindrique
- la symétrie tétraédrique
- la symétrie type "ballon de foot" - c'est-à-dire dodécaédrique / icosaédrique
- etc.

On remarque de plus que la sphère a une symétrie cubique et aussi une symétrie cylindrique, ce qui signifie que le groupe des isométries invariantes de la sphère contient celui des isométries du cube et du cylindre.

Pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur les solides de Platon, on trouvera une description détaillée des groupes de symétries de certains solides réguliers ici (pour l'octaèdre), ou (pour l'icosaèdre). En algèbre, c'est une application classique de la théorie des groupes visant à caractériser les sous-groupes finis de $O_3(\mathbb{R})$.

En d'autres termes, tout part d'un intuition physique, géométrique, montrant l'existence sous-jacente du concept de groupe dans un phénomène de symétrie, à laquelle se substitue ensuite l'algèbre et son arsenal (quotient, dévissage, action de groupe) pour ce qui est de décrire précisément comment est structuré l'ensemble qu'on a alors découvert.

Il est alors très utile, en physique, de connaître les symétries d'un objet pour en caractériser le mouvement, la conductivité électrique, la conductivité thermique, l'action d'un champ électro-magnétique ou gravitationnel. Pour résumer cela, il y a le bien connu principe de Curie :

  Lorsque certaines causes produisent certains effets, les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets produits.

que Pierre Curie énonça pour évoquer, justement, l'action de champs électromagnétiques sur certains objets. La physique décrit alors des équations expliquant l'action de tels champs sur un objet a priori quelconque et l'affirmation de Pierre Curie revient à dire, en des termes mathématiques, que la symétrie et les équations électromagnétiques commutent : appliquer une action à un objet présentant une certaine symétrie est identique à l'idée d'appliquer une symétrie à un objet soumis à une telle action. 

L'algèbre des groupes aide, en cela, à préciser la structure de symétrie des objets physiques en présence, tout en se révélant compatible avec les actions décrites par les équations physiques, conformément au principe de Curie.


Pour en savoir plus...

- Théorie des groupes - Eléments généraux : Lien Wikipedia
- Classification des groupes finis : Lien Wikipedia
- Une présentation sur les applications des groupes en physique, notamment en théorie de la relativité restreinte.
- Sur les solides de Platon : Lien Wikipedia
- Sur la relativité restreinte et les transformations de Lorentz : Lien Wikipedia
- Sur les groupes en géométrie et la description algébrique précise des groupes de symétrie des solides :
  > Michel Alessandri, Groupes en situation géométrique. Ed. Dunod. 1999.
  > Michèle Audin, Géométrie. Ed. EDP Sciences. 2006.