Thursday, July 5, 2012

Si on ne métrise pas Bolzano-Weierstrass...

La topologie n'est pas vraiment le domaine de la mathématique le plus simple à partager notamment dans le cadre d'un blog. Toutefois, ce que j'y trouve de fascinant c'est, comme je tentais de l'expliquer dans le billet précédent, cet aller-retour constant qu'on est obligé de faire entre des notions a priori extrêmement générales d'une part, à tel point que certains théorèmes sont adjoignables à la théorie de Zermelo-Fraenkel, et des efforts de représentation pour sa compréhension propre, dans des cadres connus mais élaborés. Ainsi, il n'est pas rare d'en appeler à des espaces vectoriels de dimension finie pour comprendre la notion d'ouvert alors qu'en fait l'ouvert n'a besoin que de concepts très basiques pour se définir.

Bref. Ici, ce qui éveille ma curiosité, c'est la compacité et plus précisément le théorème de caractérisation de Bolzano-Weierstrass. Pour rappel, un compact est une notion topologique (c'est-à-dire qu'aucune métrique et a fortiori aucune norme n'est nécessaire pour sa définition) qui se définit par deux caractéristiques :

1/ un compact est séparé (i.e. deux éléments distincts peuvent être chacun mis dans un ouvert, les deux ouverts ne présentant aucune intersection)
2/ un compact vérifie la propriété dite de Borel-Lebesgue : de tout recouvrement a priori infini du compact par des ouverts il est possible d'extraire un recouvrement fini.(1)

Parfois, dans les livres de topologie, on trouve en guise de définition d'un compact la caractérisation suivante, dite de Bolzano-Weierstrass :

Dans un espace métrique, un compact est un ensemble dans lequel il est possible d'extraire de toute suite d'éléments une sous-suite convergente.

Vous l'aurez peut-être remarqué : la différence entre les deux énoncés c'est la métrique. Dans Borel-Lebesgue, on parle d'ouverts, dans Bolzano-Weierstrass on parle d'espace métrique, donc de distance.

Or, en soi, la notion de sous-suite convergente n'a pas besoin de la métrique pour être définie. En effet, une suite tend vers une limite donnée lim si pour tout voisinage de lim il existe un rang N (si ce n'avait été l'ensemble des entiers naturels, on aurait parlé d'un voisinage de l'infini) à partir duquel tous les éléments de la suite sont dans ledit voisinage. Or un voisinage d'un élément c'est un ensemble qui contient un ouvert contenant lui-même l'élément : il n'est nul besoin de métrique dans cette affaire. Toutefois, je vous l'accorde : pour bien se représenter la définition de la limite que je viens de transcrire, on a bien besoin de se placer dans un espace métrique, pour sentir qu'on n'exprime rien d'autre que l'idée selon laquelle un suite convergente se rapproche indéfiniment de sa limite, et de manière irréversible à partir d'un certain rang. C'est encore une illustration de l'idée que j'évoquais en tête de ce texte et que j'ai tenté de développer dans le précédent.

Donc, si on a besoin du cadre métrique dans Bolzano-Weierstrass, c'est que sans cela, il y a de fortes chances que le théorème soit faux : ce serait donc une hypothèse nécessaire et / ou suffisante.

Le fait est qu'un espace compact au sens général ne vérifie pas toujours la propriété de Bolzano-Weierstrass. En commençant par considérer la famille (dénombrable) des fermés définis par l'adhérence des termes de la suite à partir du rang n (n indexant la famille de fermés), on remarque que toute sous-famille finie de cette famille de fermés est d'intersection non vide, pour conclure que l'intersection de tous ces ensembles fermés est non vide, ce qui signifie l'existence d'au moins une valeur d'adhérence. On croit qu'on a fini, mais en fait non : l'existence d'une sous-suite qui converge vers cette valeur d'adhérence n'est valable que dans un espace métrique.

Il existe donc en toute généralité des espaces compacts qui ne sont pas séquentiellement compacts, par exemple l'ensemble des applications de [0;1] dans [0;1] muni de la topologie produit. Cet espace est compact par le théorème de Tykhonov (voir précédent article) mais on peut construire une suite qui n'admet aucune valeur d'adhérence, par exemple en posant f[n](x) = cos(nx). Cela permet même d'en déduire que l'espace des applications de [0;1] dans [0;1] n'est pas métrisable

Dans l'autre sens, on ne peut également pas se passer de la métrisabilité. En effet, dans un espace métrique vérifiant la propriété de Bolzano-Weierstrass (on dit aussi séquentiellement compact), deux étapes permettent de conclure :

1 - le lemme dit des "nombres de Lebesgue" : pour tout recouvrement d'ouverts, il existe un rayon r > 0 tel que pour tout élément x, la boule centrée sur x et de rayon r est contenue dans un des ouverts du recouvrement. En d'autres termes, si on se donne un recouvrement d'ouverts, on sait déjà que tout élément de l'espace est forcément dans un des ouverts. Ce qu'ajoute le lemme des nombres de Lebesgue, c'est qu'il existe un rayon tel que ce n'est pas seulement x mais toute une boule ouverte centrée sur x qui est incluse dans un des ouverts. (D1)

2 - la précompacité d'un espace séquentiellement compact : un espace séquentiellement compact est recouvrable par un nombre fini de boules, et ce pour tout rayon > 0. (D2)
Pour conclure, il suffit d'appliquer le lemme des nombres de Lebesgue en profitant de la précompacité de l'espace séquentiellement compact. (prise seule, cette phrase peut faire sourire)

On voit dans cette esquisse de démonstration que la notion de métrique nous aide bien à construire des boules et à raisonner ainsi pour conclure. Certes, mais n'existait-il pas un moyen de s'en sortir sans faire appel à la métrique ?

Et bien, la réponse est encore non. Il existe en effet des espaces séquentiellement compacts qui sont non compacts, mais ça commence à devenir franchement pathologique. Voir ici pour un exemple très instructif faisant appel à la construction du permier ordinal non dénombrable.
La conclusion de tout ça est que compacité et compacité séquentielle sont deux notions bien distinctes en toute généralité, qui deviennent équivalentes dès que l'espace est muni d'une métrique. Sans métrique il faut donc se méfier du statut de quasi-définition qui est donné à la caractérisation de Bolzano-Weierstrass quant aux compacts.

En d'autres termes, si on ne métrise pas Bolzano-Weierstrass, compacité et compacité séquentielle se dissocient - mais ne s'excluent pas, car il est possible d'être compact, séquentiellement compact, mais non métrisable (2)...

Finalement, la métrique nous arrange bien !

Démonstrations
(D1) La propriété se démontre par l'absurde, en écrivant méthodiquement le contraire de l'assertion comme suit : pour tout rayon r, il existe un x tel que la boule centrée sur x et de rayon r n'est pas complètement incluse dans aucun ouvert de l'union. A ce moment là, on pose r[n] = exp(-n), on choisit alors un x[n] en relation, suite de laquelle on peut extraire une sous-suite convergente x[f(n)] qui tend vers x. D'autre part, x est dans un des ouverts du recouvrement, ce qui implique par définition d'un ouvert dans un métrique que toute une boule centrée sur lui est dans l'ouvert. Or pour un n suffisamment grand, le rayon r[f(n)] est tellement petit, x[f(n)] est si proche de x que toute la boule centrée sur x[f(n)] et de rayon r[f(n)] est incluse dans l'ouvert du recouvrement qui contient x. La construction de la suite x[n] l'interdit, d'où le résultat.
(D2) De la même manière, ce second résultat s'établit par l'absurde. S'il existe un rayon r > 0 pour lequel l'espace n'est jamais recouvrable par un nombre fini de boules de ce rayon, alors on construit par récurrence une suite x[n] telle que x[n+1] n'est pas dans l'union des boules de rayon r centrées sur x[k] pour k inférieur à n. Comme les éléments de cette suite sont distants les uns des autres d'au moins r > 0, alors il est impossible d'extraire une sous-suite convergente, d'où la contradiction.

Notes
(1) un recouvrement du compact par des ouverts, c'est un ensemble d'ouverts dont la réunion contient le compact.
(2) cf. par exemple ici, avec utilisation du difficile théorème d'Eberlein-Smulian

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