Monday, July 2, 2012

Zorn versus Tykhonov : Zermelo-Frankel pris à revers par la topologie.

Lors du dernier billet, nous avons brièvement évoqué la notion de théorie, permettant l'établissement de la véracité ou non d'un énoncé. Nous disions alors qu'il existe des axiomes sous lesquels une énoncé devient vrai et hors desquels il devient faux. C'est, grosso modo, l'extrapolation en mathématiques du vieil adage "question de point de vue..."

Ainsi, il est un axiome qu'on questionne souvent : l'axiome du choix. Comme son nom le rappelle, cet axiome affirme que le produit d'ensembles non vides est non vide, autrement dit : quel que soit le nombre d'ensembles (non vides) qu'on se donne, il est possible de construire un élément en piochant dans chaque ensemble, c'est-à-dire en choisissant dans chaque ensemble (1). Comme application principale de cet axiome, on peut citer surtout le théorème de la base incomplète, montrant l'existence d'une base dans un espace vectoriel quelconque. Cet axiome est le 10ème de la théorie de Zermelo-Fraenkel, qui fonde les mathématiques modernes, mais nous aurons peut-être l'occasion d'y revenir à l'occasion d'un autre billet.

En fait, mon objet ici c'est cette magnifique équivalence que j'ai eu l'occasion de rencontrer, entre l'axiome du choix et un théorème de topologie, le théorème de Tykhonov - équivalence c'est-à-dire que si on assortissait la théorie de Zermelo-Fraenkel (hors axiome du choix) du théorème de Tykhonov, on fonderait la même chose que la théorie ZF avec axiome du choix. Pourtant, le théorème de Tykhonov est, à la base, un théorème de topologie, dont l'énoncé appelle des notions plus élaborées que celle qu'on rencontre classiquement dans les axiomes qui fonderaient la base d'une théorie comme Zermelo-Fraenkel. Voyez plutôt.

Théorème (Tykhonov, 1930) : Tout produit d'espaces topologiques compacts est compact.

(N.B. : la réciproque est également vraie)

Revenons, comme lors du billet précédent, sur les notions évoquées par chacun des termes. Espace topologique, tout d'abord : si, comme dans le cas de l'espace métrique (lien), le terme d'espace désigne un ensemble en toute généralité, le fait qu'il soit topologique signifie qu'on y a particularisé une catégorie de sous-ensembles qu'on appelle les ouverts, qui doit être stable par réunion quelconque ainsi que par intersection finie, et qui doit contenir l'ensemble tout entier ainsi que l'ensemble vide (le néant). Cette catégorie d'ouverts s'appelle une "topologie".

Par exemple, si on considère l'ensemble des nombres réels, la topologie la plus "naturelle" est celle qui se base sur les intervalles ouverts (qui portent ainsi bien leur qualificatif d'ouvert) et qui se compose alors d'assemblages (réunions) possiblement infinis d'intervalles ouverts, d'intersections finies d'intervalles ouverts, je dirais même plus : des réunions quelconques et des intersections finies d'ensembles ainsi formés. Vous me direz : c'est immense, en fait on doit couvrir à peu près tous les sous-ensembles des réels avec des combinaisons aussi riches. Et bien non : je vous défie de construire l'ensemble constitué du nombre 1 - le singleton 1 - de cette manière.  C'est impossible.

Une autre façon de s'imaginer les ouverts tels qu'ils sont dans l'ensemble des réels, dans les espaces réels de dimension finie (le plan, l'espace tridimensionnel, etc.), ou plus généralement dans les espaces métriques (lien) c'est d'imaginer des ensembles tels qu'aucun élément n'est jamais pile sur le bord. En d'autres termes, tout éléments d'un ouvert peut être entouré d'une mini-boule, d'un mini-intervalle, en maths on dit d'un "voisinage" qui serait toujours dans l'ouvert., comme si on pouvait indéfiniment s'approcher du bord sans jamais le toucher (à moins de carrément basculer de l'autre côté, dans le complémentaire). Cette intution-là suppose toutefois la mise en place d'une métrique, d'une distance permettant de mesurer la proximité or ce n'est pas le cas de tous les espaces topologiques, loin de là. D'ailleurs, les espaces topologiques tels que ceux qui établissent le pont entre Zorn et Tykhonov sont bien loin d'être métriques !

Retenons donc qu'un espace topologique est un ensemble pour lequel on a caractérisé un ensemble d'ouverts.  Par ailleurs, un produit d'espaces, c'est simple : par exemple un produit de deux espaces, c'est l'ensemble des paires d'éléments dont le premier est dans l'ensemble 1, le second est dans l'ensemble 2 - 1 et 2 constituant l'indexation des ensembles du produit. Un produit infini dénombrable (1,2,3,... ) s'imagine bien, par extension. Plus généralement, un produit infini quelconque d'ensembles peut se conceptualiser : il se rattache alors à un ensemble général d'indexation (des nombres, des réels, des fonctions, etc.) qui constituera la numérotation de cet "ensemble d'ensembles".

Reste, donc, la notion non triviale de compact. La définition plus abordable quand on commence la topologie selon moi, c'est celle dite de Bolzano-Weierstrass, qui dit qu'un espace compact est un espace dans lequel toute suite admet une suite extraite convergente. Ou encore, que toute suite admet au moins une valeur d'adhérence (lien). La définition dite de Borel-Lebesgue dit, elle, qu'un compact c'est un ensemble qui, quand on le recouvre d'une famille d'ouverts, peut toujours être recouvert par une sous-famille finie de ces ouverts. Exemple, par rapport à la définition de Bolzano-Weierstrass : la suite des nombres entiers prise comme sous-ensemble de l'ensemble des nombres réels. Cette suite ne converge pas, elle n'a même aucune valeur d'adhérence, puisqu'elle tend vers l'infini. Ainsi, on voit alors que l'ensemble des nombres entiers n'a aucune chance d'être compact. En fait, d'une manière plus générale, on sait bien caractériser les compacts dans l'ensemble des réels : ce sont les ensembles fermés (c'est-à-dire de complémentaire ouvert) et bornés. On voit bien que l'ensemble des entiers, non borné, n'a aucune chance d'être compact.

Ainsi, ce que dit l'axiome du choix c'est que si chaque ensemble est non vide, alors leur produit est également non vide.

Ce que dit le théorème de Tykhonov, c'est que si chacun d'entre eux est compact, alors le produit est compact.

On voit bien que ce qui est curieux dans cette histoire, c'est que le théorème de Tykhonov en appelle à la notion de compact, donc à la définition d'une topologie, alors que l'axiome du choix en reste à des notions ensemblistes basiques comme le produit d'ensembles. En fait, quand on suppose Tykhonov vrai pour démontrer qu'on vérifie l'axiome du choix, il y a une étape de la démonstration qui munit chaque ensemble du produit d'une topologie de définition élémentaire : cette topologie considère comme ouvert tout ensemble dont le complémentaire est fini. C'est donc dans cette topologie particulière, purement ensembliste, sans considération de métrique ou de norme, qu'on va identifier des ensembles comme étant compacts, leur produit comme compact et c'est de cette compacité qu'on va alors déduire le caractère non vide du produit des ensembles de départ.

Voici donc une démonstration (2) qui nous aura montré que la topologie servait ici de concept pour naviguer au milieu des axiomes ensemblistes. C'est plutôt désorientant dans le sens où, pour se construire une intuition sur les notions abstraites introduites en topologie, on en appelle souvent à la métrique, qui suppose intrisèquement la construction de l'ensemble des réels par exemple, elle-même basée sur le socle de la théorie de Zermelo-Fraenkel alors qu'en fait la notion générale de topologie, via le théorème de Tykhonov, nous permet de revenir sur l'axiome du choix, donc de "prendre à revers" la théorie ZF et les constructions usuelles que nous venons d'évoquer (métrique, réels, etc.). Comme quoi...


(1) une version équivalente dit : tout ensemble ordonné inductif admet un élément maximal. C'est le Lemme de Zorn (paragraphe "Ensemble inductif") L'équivalence avec l'axiome du choix se démontre, mais c'est délicat (lien)...

(2) voir par exemple ici au paragraphe "Equivalence avec l'axiome du choix".

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